La chimie en flux continu consiste à réaliser les synthèses dans des dispositifs traversés par le milieu réactionnel en écoulement dans lesquels on effectue toutes les réactions et les transformations physicochimiques sans isoler les intermédiaires. Elle diffère de la chimie en mode discontinu classique (batch) qui s’effectue dans un réacteur (ballon) suivie des différentes étapes de la synthèse. La chimie en flux continu permet de contrôler précisément les conditions de réaction pour optimiser les rendements et les sélectivités.
La maîtrise de la température réactionnelle qui nécessite d’égaliser les flux de chaleur et les échanges thermiques est très nettement améliorée ici. On peut ainsi calculer qu’un réacteur tubulaire de diamètre de 5 mm montre une excellente aptitude de transfert thermique 100 fois supérieure à celle d’un réacteur tubulaire de 10 cm de diamètre. Des modèles mathématiques montrent que le transfert de matière est un élément important et joue en particulier sur la sélectivité des réactions [1].
La microfluidique s’intéresse aux écoulements dans des canaux de dimension de l’ordre du micron par analogie au monde du vivant. En effet le réseau de la circulation du sang fait intervenir des capillaires sanguins de cette dimension, tout comme dans les plantes le transport de l’eau vers les feuilles s’effectue sous l’action de forces capillaires qui agissent à ces petites échelles [2].
Le développement de la microfluidique a permis de diminuer les quantités des produits à mélanger et rend plus reproductible les conditions expérimentales en contrôlant finement les vitesses des ajouts des réactifs et le temps de séjour dans le microréacteur (donc le temps de réaction) [3].
À ces dimensions les lois de la mécanique des fluides sont celles des écoulements laminaires (fluide dit newtonien) sans aucune turbulence. Il en résulte que la mise en contact de deux liquides se traduit par un mélange uniquement obtenu par un phénomène lent de diffusion. Il est donc nécessaire de concevoir des méthodes de mélange efficace pour créer de véritables « labos sur puce » [4].
Aussi la microfluidique a bénéficié des travaux de G. Whitesides (Université de Harvard) des années 90 sur la lithographie douce qui permet alors de fabriquer des dispositifs microfluidiques en polymère transparent de longueur variant de 10 à 100 µm. Les dispositifs de base sont alors des micro-mélangeurs, micro-générateurs de gradient de concentration, et micro-diffuseurs [2].
À ces dimensions on peut ainsi utiliser des émulsions pour fabriquer une à une des gouttelettes d’un fluide au sein d’un autre fluide non miscible, à des fréquences d’une dizaine de gouttelettes par seconde, créant des trains de gouttes monodispersées et confinées qui circulent à vitesse constante de l’ordre de 1 mmol/s. La goutte devient alors un véritable réacteur chimique ! [5] qui par exemple sous l’effet d’ultrasons éclate et libère le produit formé. Ainsi la combinaison de microgouttes de perfluorocarbone (PFC) avec des ultrasons (US) permet d’abord de déclencher à distance la vaporisation du PFC et ensuite l’ouverture des microgouttes avec libération de leur contenu. Ainsi on peut utiliser des microgouttes pour contrôler à la fois dans l’espace et dans le temps une réaction chimique par exemple la cycloaddition non catalysée entre un azoture et un alcyne conduisant à des médicaments comme la doxorubine libérée au niveau d’une tumeur cancéreuse (leucémie) [6].
La miniaturisation des réacteurs en flux continu rend la fabrication moins onéreuse des produits à forte valeur ajoutée. Ce type de réacteur permet de réaliser des synthèses de chimie fine impossibles dans un réacteur standard. Ainsi l’emploi de « turbo Grignard » (organomagnésien complexé par LiCl) permet dans des conditions de flux continu de réaliser des échanges halogène-métal à des températures nettement plus élevées (allant jusqu’à 95°C) que dans des réacteurs statiques. Des métallations sélectives avec des « superbases » mixtes de lithium et de zinc sur des hétérocycles azotés sont possibles en flux continu avec des rendements dépassant toujours les 90% alors qu’elles ne sont pas possibles dans des réacteurs classiques ou des ballons réactionnels ! [7]
Par ailleurs cela permet d’atteindre des temps de réaction très courts (de l’ordre de la milliseconde), d’où le nom de chimie éclair, et de réaliser des mélanges efficaces pour effectuer des réactions de chimie organique quasi impossibles par la synthèse conventionnelle. En effet il est important de signaler que la sélectivité organique n’est pas liée à la réaction chimique mais plutôt au système : si cela ne change pas les contrôles cinétiques réactionnels, cela influence le cours de deux réactions dans la façon de mettre en contact les réactifs. Mentionnons ainsi que les ortho, méta et para iodophénones d’alkyles dans des conditions de microfluidique sous l’action d’un organolithien donnent une régiosélectivité totale sur le site électrophile du groupement carbonyle ! [8]
Des synthèses de médicaments sont réalisées dans d’excellentes conditions. Ainsi un anticancéreux comme le tamoxifène (cancer du sein) est synthétisé par synthèse organométallique à plus de 220 grammes par jour correspondant à une production de 20 000 doses [9].
En général des réactions de nitration, réduction et de dimérisation sont réalisables industriellement dans des conditions de « flow chemistry » à des températures et des pressions élevées (150°C, 20 bars) avec une accélération d’un facteur 1000 [10].
Il existe des réacteurs photochimiques microfluidiques très performants. Cela permet de réaliser aussi des synthèses de médicaments : l’odanacatib, utilisé pour traiter l’ostéoporose, est ainsi produite avec un rendement de 1g/h au lieu de 1mg/h dans un réacteur classique (batch). Il en est de même pour la camptothécine dans un réacteur à lit plan en flux continu qui est obtenu par ce procédé avec plus 90% de rendement alors qu’en procédé classique (batch), le rendement n’était que de 50% ! [11] La camptothécine est une molécule cytotoxique mais qui intervient dans la synthèse de médicaments anticancéreux.
Des spectres RMN pour analyse en ligne de réaction en flux continu sont réalisés avec des appareils miniaturisés dans des dispositifs portatifs. Il s’agit alors d’appareils à bas champ de 40 à 80 MHz à des prix attractifs de l’ordre de 50.000 à 100.000 euros. La méthode ne nécessite pas de solvants deutérés, mais il faut travailler en solutions concentrées et des recherches pour résoudre les problèmes de sensibilité et de résolution sont requises. Néanmoins un suivi par cette méthode a déjà été développé par exemple pour la neutralisation oxydante des produits toxiques de type « gaz moutarde » [12].
La microfluidique a permis de faire des progrès importants dans le domaine de la formulation. Citons la réalisation des tests immunologiques. Des crèmes à microgouttelettes en suspension peuvent être préservées jusqu’à l’application sur la peau et ont été récemment industrialisées et commercialisées pour des applications en cosmétologie [13].
Des exemples d’industrialisation existent déjà à grande échelle :
- La production de polysulfones en continu avec un dispositif de cisaillement pour diminuer la viscosité du milieu a permis de s’affranchir de l’utilisation de solvants dans un pilote de production de 10 kg/h pour un temps de séjour d’à peine 1 heure ; l’objectif du développement est de passer à une capacité industrielle de 250 tonnes par an ! [14]
- La microfluidique permet aussi de synthétiser des nanomatériaux en contrôlant mieux leur taille, leur forme et leur réactivité. Ainsi la pyrolyse laser permet en flux continu la production de nanoparticules de silicium utilisée dans des batteries [15]. Des nanocristaux de CaCO3, d’une dizaine de nm et d’une aire massique de 50m2/g peuvent être produits à raison de 10 tonnes par an, ceci après un travail de développement industriel de plus de sept années et sont utilisés par exemple dans des administrations de médicaments ! [16]
En conclusion « faire mieux avec moins : la microfluidique ! » [17].
Pour la chimie en flux, nous sommes passés d’un montage dédié (A) à une unité flexible multi-réactionnelle (B) (comparaison 1992-2019). Source : B) www.vapourtec.com in Chimie et nouvelles thérapies (EDP Sciences 2020) p. 235
Pour approfondir et illustrer ce sujet :
[1] Principes théoriques de la chimie en flux de L. Falk et coll., Techniques de l’Ingénieur, fiche J 8025
[2] Microfluidique (PDF) de O. Choffrut, mémoire 2018-2019 ENS
[3] Vidéo en anglais avec un bref résumé et des dispositifs commerciaux de Vapoutec sur le site de la société Vapourtec
[4] La microfluidique : principes physiques et mise en œuvre d’écoulements continus (PDF) 31/03/2016, de O. Français et coll., ENS Paris Saclay
[5] Comment circulent des gouttes dans un laboratoire sur puce ? article de P. Pannizza et coll., Reflets de la Physique n°36 (octobre 2013) pp. 4-9
[6] Réactions chimiques et mélanges locaux induits par ultrasons : vers une chimiothérapie ciblée de M. Bezagu, Thèse Université Pierre et Marie Curie - Paris VI, 2015, NNT : 2015PA066492, tel-01299791
[7] Chimie organométallique en flux continu de P. Knochel et coll., Techniques de l’Ingénieur, fiche J 8030
[8] Chimie éclair et synthèse microfluidique de J. Legros et coll., Techniques de l’Ingénieur, fiche J 8035
[9] Chemistry in a changing world de S. Ley et coll., L’Actualité chimique n° 393-394 (février-mars 2015) pp. 96-101
[10] Chimie fine et pharmacie, de G. Guillamot, conférence vidéo et article du colloque Chimie et Nouvelles thérapies (2019) pp. 227-240 sur le site Mediachimie.org
[11] La photochimie organique et ses applications industrielles de N. Hoffmann, conférence vidéo et article du colloque Chimie et Lumière (2020) pp. 19-35 sur le site Mediachimie.org
[12] Spectre RMN analyse en ligne de réactions en flux continu de P. Giraudeau et coll., Techniques de l’Ingénieur, fiche J 8015
[13] Microfluidique et Formulation de V. Nardello-Rataj et coll., Techniques de l’Ingénieur, fiche : J 8010
[14] Intensification des procédés d’industrialisation de C. Gourdon, Techniques de l’Ingénieur, fiche J 7002
[15] La pyrolyse laser, une méthode industrielle de production de nanoparticules de J.F. Perrin, conférence vidéo et article du colloque Chimie et Nanomatériaux et Nanotechnologies (2019) pages 227-237 sur le site Mediachimie.org
[16] Synthèse de nanomatériaux en dispositifs microfluidiques de M. Penhoat, Techniques de l’Ingénieur, fiche J 8070
[17] Faire mieux avec moins : la microfluidique de S. Descroix et coll., dans le livre « Étonnante Chimie » (CNRS, Editions 2021)
Les références [1], [7], [8], [12], [13], [14] et [16] sont extraites de l’ouvrage collectif coédité par le CNRS et les Techniques de l’Ingénieur (TI) en 2021. Ce fascicule est disponible et pourra être obtenu gracieusement sur demande en signalant l’origine de cette note de ZOOM et en prenant contact avec les adresses suivantes : julien.legros @ univ-rouen.fr ou maud.buisine @ teching.com.
Niveau de lecture : intermédiaire
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