Pourquoi les couleurs des peintures se dégradent-elles ?

Date de publication : Vendredi 18 Octobre 2024
Rubrique(s) : Question du mois

Dans le monde de l’art, une peinture dont les couleurs se dégradent perd son attrait et sa valeur. Les conservateurs des musées, les collectionneurs et les peintres redoutent ces phénomènes de dégradation. Conserver les couleurs originelles d’une œuvre d’art présente un enjeu esthétique et économique auquel les chimistes, les physiciens et les biologistes s’intéressent depuis très longtemps.

Couleurs des pigments

Un pigment est « un matériau insoluble dans le milieu dans lequel on le disperse, par opposition au colorant, soluble dans le milieu dans lequel il est dispersé » (1).

Les pigments organiques naturels (d’origine végétale ou animale) et synthétiques (fabriqués en laboratoire) contiennent essentiellement des atomes de carbone et d’hydrogène. Ils sont constitués majoritairement d’une alternance de liaisons simples C-C et de liaisons doubles C=C entre des atomes de carbone. Ces liaisons dites conjuguées (alternées) sont des chromophores, responsables de la couleur des pigments organiques (alizarine, indigo, mauvéine...). Les molécules absorbent dans le domaine du visible (à des longueurs d’onde λ comprises entre 400 et 800 nm) et réfléchissent la ou les radiations non absorbées (dites complémentaires). La présence de groupes auxochromes (du grec auxein : accroitre) modifie les longueurs d’onde des radiations absorbées (2).

Les pigments inorganiques (ou minéraux) ont des couleurs liées à la composition chimique d’édifices contenant des ions métalliques (fer, chrome, cobalt, nickel, manganèse, cuivre…) entourés par des molécules ou des ions (eau, sulfure, oxyde, hydroxyde…). Ces composés absorbent également dans le domaine visible et réfléchissent les radiations non absorbées. Les longueurs d’onde de ces radiations dépendent de la nature du métal et des molécules ou des ions qui l’entourent. L’oxyde de fer (III) Fe2O3 (hématite) est rouge tandis que l’hydroxyde oxyde de fer (III) (Goethite) FeO(OH) est jaune (3).

Il arrive parfois que les impuretés du pigment soient responsables de sa couleur : le pigment alumine Al2O3 est blanc ; et en présence de traces d’ions Cr (III) piégés (0,0000000001 %), il a une couleur rouge (rubis) (4).

Dégradation des couleurs des pigments

Lorsque les molécules responsables de la couleur des pigments organiques sont irradiées par des lumières naturelle ou artificielles, elles absorbent une partie de l’énergie lumineuse et se retrouvent dans un état dit « excité », plus haut en énergie que l’état dans lequel ils se trouvaient au départ. Si cette transition énergétique, appelée absorption, se fait dans le domaine ultraviolet (λ < 380 nm) la molécule se retrouve dans un état excité (état instable) et peut subir des transformations structurales. Lorsqu’elle revient dans son état le plus stable (état fondamental) elle ne retrouve pas toujours l’alternance des liaisons simples et doubles, par conséquent elle n’absorbe plus dans le domaine visible et ne participe plus à la couleur du pigment. Progressivement, au fil des jours et des années, le nombre de molécules responsables de la couleur diminue et le pigment parait de plus en plus terne (5).

La dégradation de la couleur peut aussi provenir d’une oxydation du pigment. Vincent Van Gogh, dans une lettre adressée à sa sœur le 6 juin 1890, décrit la couleur des deux chemins « de sable ensoleillé rose » qui contournent l’église du tableau L’église d’Auvers-sur-Oise, vue du chevet (1890). La laque utilisée contenait de l’éosine. La couleur rose a été modifiée par un phénomène d’oxydation photochimique : dans un état excité la molécule d’éosine devient plus sensible à l’oxydation (son pouvoir réducteur augmente) et se transforme en une autre molécule. Au fil du temps, les deux chemins sont passés du rose au marron.

Les pigments inorganiques sont réputés pour leur stabilité. Néanmoins, certains peuvent s’oxyder et changer d’aspect. Dans les œuvres Le Cri (1893), d'Edvard Munch, et La Joie de vivre (1905-1906), d'Henri Matisse, le sulfure de cadmium CdS s’est oxydé à l’air pour se transformer en sulfate de cadmium CdSO4 : certaines parties de ces tableaux sont passées du jaune vif au blanc cassé (6).

Dégradation de la couleur du mélange « pigment + liant »

Le bleu outremer est un pigment qui a fait l’objet de nombreuses études scientifiques. Le pigment naturel était extrait dès le Moyen Âge du lapis-lazuli. Il est très onéreux ; et est utilisé par Johannes Vermeer en 1658 pour peindre le tablier bleu de La Laitière. En 1826, Jean Baptiste Guimet met au point la synthèse du bleu outremer et remporte le prix initié par la Société d’encouragement pour l’industrie nationale.

La couleur du bleu outremer est due à la présence d’atomes de soufre (emprisonnés dans des cages d’aluminosilicates) (3) qui absorbent une partie de la lumière visible et réfléchissent des radiations lumineuses bleues. En 1827, Jean Auguste Dominique Ingres utilise ce pigment synthétique pour le bleu de la toge d’Apelle dans l’Apothéose d’Homère. En 1908, Vassily Kandinsky peint la surface de l’eau dans Paysage d’automne avec bateaux.

Au fil des années, on a observé que les parties peintes au bleu outremer ont blanchi dans de nombreuses œuvres majeures. Des études de vieillissement contrôlé ont montré que le blanchiment n’est pas dû à l’humidité ni à chaleur ; mais qu’un environnement acide ainsi que les radiations lumineuses en sont responsables. Dans les conditions muséales, l’atmosphère n’est pas acide ; donc seule la lumière peut provoquer le blanchiment des peintures au bleu outremer.

Les chercheurs ont tout d’abord éclairé le pigment seul. Sa couleur reste bleue. Puis ils ont éclairé le mélange « pigment + liant » : il blanchit après plus de 1000 heures d’exposition. Sous l’effet de la lumière, les cages d’aluminosilicates qui entourent les atomes de soufre accélèrent la dégradation du liant : il y a un effet photocatalytique. Le liant se retrouve dans un état fragmenté et rugueux : les petits grains se comportent comme des miroirs et réfléchissent davantage la lumière, provoquant ainsi un effet de blanchiment (7).

Protection des pigments avec des filtres anti UV

Les radiations lumineuses sont à l’origine de nombreuses dégradations des couleurs des pigments. Les peintres protègent leurs œuvres avec des vernis contenant des filtres anti-UV. Ce sont actuellement des molécules organiques (octocrylène, avobenzone…) qui absorbent les rayonnements UV et convertissent une partie de l’énergie lumineuse en énergie thermique.

Dégradation de la couleur du vernis

Un vernis est un liquide contenant une résine dispersée ou solubilisée dans une essence. Il a une fonction esthétique (mat ou brillant) et protectrice. Les résines naturelles (copal, mastic, Dammar…) et synthétiques (acrylique, polyuréthane…) sont constituées de polymères organiques.

Un vernis déposé sur un tableau se doit d’être incolore afin de ne pas modifier la teinte des peintures qu’il protège. Au fil des années, les vernis ont tendance à jaunir et les couleurs du tableau sont par conséquent dégradées (8).

En réalité, le jaunissement commence lorsque la résine naturelle est récoltée de l’arbre. Le dioxygène de l’air provoque la formation de radicaux (très réactifs) qui déclenchent des réactions en chaine de diverses natures. Elles conduisent à augmenter les tailles des polymères et à créer des ramifications, dont certaines contiennent des chromophores. L’exposition des vernis aux UV de la lumière accélère ce processus de jaunissement, qui a démarré avant même que le vernis ne soit déposé sur le tableau (9).

Enfin, il peut y avoir des réactions chimiques entre les molécules contenues dans le vernis et les ions métalliques (fer, manganèse, plomb …) qui constituent les pigments inorganiques. Des édifices appelés complexes peuvent se former et provoquer l’apparitions de couleurs supplémentaires (10).

La dégradation des couleurs des peintures est un sujet scientifique passionnant. Les méthodes d’analyses évoluent chaque année. Les chercheurs du Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF) s’intéressent en particulier aux effets du changement climatique sur les pigments, les liants et les vernis des œuvres d’art, ainsi que sur les composés chimiques utilisés pour une restauration et une conservation « respectueuses et durables » (11).

Freddy Minc


Pour en savoir plus

(1) Les pigments et les colorants : on en parle ?, M. Jaber et Ph. Walter, L’Actualité Chimique n°444-445 (octobre-novembre 2019) p. 13-15
(2) Dye structure and colour, O. N. Witt sur le site Britannica
(3) La chimie crée sa couleur… sur la palette du peintre,  B. Valeur, article du colloque La Chimie et l’Art (2009) sur Mediachimie.org
(4) Diamant, saphir, émeraude… Gemme, la couleur de tes défauts, conférence de Emmanuel Fritsch et Benjamin Rondeau (2006)
(5) Eté : les UV abîment-ils les couleurs des objets ?, V. Handweiler sur le site de Sciences et Aveni
(6) Zoom sur les pigments, J.P. Foulon sur Mediachimie.org
(7) Quand la peinture bleu outremer perd des couleurs,  A. Michelin sur le site du MNHM et Pourquoi certains tableaux vieillissent mieux que d'autres, A. Michelin sur le site The Conversation
(8) Identification non-destructive des vernis des œuvres d’art par fluorescence UV, M. Thoury, thèse, HAL Id  tel-00164825 , version 1 
(9) La dégradation des vernis (PDF), B. Achette, Musée Fabre dossier pédagogique mission Arts et Sciences au service éducatif
(10) Aging and yellowing of triterpenoid resin varnishes - Influence of aging conditions and resin composition, P. Dietemann et al., Journal of Cultural Heritage 10 (2009) pp. 30-40
(11) Centre de recherche et de restauration des musées de France (C2RMF)

 

Crédit illustration : Lapis luzuli - Adobe Stock © Björn Wylezich