Connaissez-vous le CBE ou Circular Bio-based Europe qui succède depuis février au BBI JU ou Bio-based Industries Joint Undertaking ? Non pas vraiment ? Eh bien ce sont deux programmes européens.
Le premier, créé en 2014, a été basé sur une collaboration public–privé entre la commission et le consortium des bioindustries composé de plus de 100 entreprises dont plusieurs dizaines de la chimie. Sous la forme d’un « Public Private Partnership »il a été doté de 2,7 Mrd€ dont 1 Mrd issu de Bruxelles et 1,7 Mrd venant des industriels.
Son successeur jusqu’en 2027 devrait aussi mobiliser 2 Mrd€. Les réponses aux appels d’offres sont sélectionnées par un groupe mêlant les représentants des États et le comité scientifique. Ces dispositions ont permis de créer onze bioraffineries (1) [3] en Europe dont trois en France, en réduisant les risques des investissements dans ces industries biologiques et en les connectant avec le marché pour créer une bioéconomie durable et compétitive en Europe. Elles sont dénommées « flagships » ou « bioraffineries phares ».
Voyons les résultats pour la France qui prend la première place de ce programme puisque trois projets y sont aboutis.
C’est un projet mené par la société Circa spécialisée dans la fabrication des solvants organiques biosourcés (2) [4]. C’est la production à grande échelle d’un nouveau solvant non toxique à partir de résidus forestiers pour répondre à la demande de l’industrie des pâtes et papiers de valoriser ses déchets et de diversifier ses activités.
Circa avec l’université de York et d’autres partenaires dont AgroParisTech a mis au point depuis plusieurs années un procédé de fabrication de la levoglucosénone (LGO) intermédiaire pour les polymères spéciaux, des parfums et des actifs pharmaceutiques.
Mais le principal débouché commercial est le cyrène obtenu par hydrogénation du LGO (voir figure) solvant aprotique dipolaire et chiral qui va remplacer avantageusement le NMP (N-méthyl-2-pyrrolidone) et le DMF (N,N-dimethylformamide) qui sont sous pression réglementaire à cause de leur toxicité. Après avoir reçu l’approbation de l’ECHA (3) [5] pour son biosolvant et investi plusieurs millions d’euros pour des pilotes produisant 100 tonnes de cyrène par an, une unité industrielle est en cours de construction sur le site chimique de Carling Saint-Avold pour produire environ 1000 tonnes fin 2022.
Suite à des travaux universitaires du CSIC de Madrid, le cyrène s’est révélé avoir les propriétés chimiques et physiques idéales pour l’exfoliation du graphite et les dispersions du graphène. C’est un nouveau débouché high-tech qui s’ouvre alors pour la commercialisation des encres pour l’électronique et les revêtements conducteurs.
C’est un deuxième « flagship » porté par la société Afyren spécialisée dans l’ingénierie en biologie. Elle a investi depuis 2016 dans un procédé qui convertit les déchets agroindustriels de betterave issus de l’industrie sucrière (4) [6] en « building blocks » par fermentation anaérobie, puis dans une deuxième étape à les transformer en acides carboxyliques R-COOH. Grâce au programme européen BBI JU et la contribution de Bpifrance le projet industriel s’implante lui aussi sur la plateforme attractive Chemesis de Saint-Avold qui dispose de services partagés entre les entreprises chimiques du site. C’est un investissement de plus de 60 millions d’euros et la création de 60 emplois qui permettront à Afyren de produire dès 2022 16.000 tonnes d’acides acétique (5) [7], propanoïque, butanoïque (butyrique) et pentanoïque (valérique)… aux applications multiples en agroalimentaire, lubrifiants, cosmétiques, plastifiants et pharmaceutique.
Le troisième « flagship » français est porté par la société Ÿnsect spécialisée dans la production de protéines pour l’alimentation animale (6) [8]. C’est sans doute le plus original bien que le terme de bioraffinerie ne soit pas adéquat. C’est probablement la plus grande ferme horizontale d’Europe qui s’implante à Poulainville près d’Amiens. Sa production bien maitrisée par Ynsect et protégée par une trentaine de brevets consiste à « industrialiser » la larve de Tenebrio molitor connue sous la dénomination du ver de farine qui consomme pour grossir toutes sortes de matières organiques, graisses, végétaux, déchets ménagers… et qui est une source de nutriments naturels pour de nombreux animaux, poissons, volailles, porcins, chiens et chats…
Cofinancée par BBI JU, la région Hauts-de-France et divers fonds d’investissement, cette ferme qui va s’élever sur 40 000 m2 et 35 mètres de hauteur sera économe en eau et en énergie et devrait dès 2022 produire 1500 tonnes de protéines par mois. Cette unité, écoresponsable et durable économiquement, peut éviter une pêche supplémentaire de poissons sauvages, l’importation de soja et la diminution d’entrants azotés pour les produits et plantations destinées à l’alimentation animale.
Pour sourire, signalons un autre débouché : déjà plusieurs firmes commercialisent aussi pour l’apéro (7) [9] ces vers Tenebrio molitor cuisinés et à croquer, d’une saveur comté-pointe de muscade rappelant l’amande et la noix de cajou riches en protéines et oméga 3 et 6 ! À votre santé !
Pour rester sérieux, il est clair que ces « bioraffineries » vont commercialiser des produits à forte valeur ajoutée dont les prix à la tonne vont permettre une rentabilité qui assurera leur durabilité sur le marché.
Cela contraste avec les difficultés que rencontrent les bioraffineries de la Mède ou de Grandpuits d’une part pour assurer un approvisionnement en graisse animale, huile de palme ou de cuisson usagée et d’autre part pour commercialiser des carburants que l’on peut directement incorporer dans le kérosène. En effet, le prix à la tonne, trois à quatre fois celui du kérosène classique, et les récentes fermetures de vols intérieurs vont rendre difficile l’essor commercial sans mesures d’assistance, preuve à l’appui que la bioingénierie en chimie a son créneau dans les produits et intermédiaires chimiques de valeur.
Jean-Claude Bernier
Avril 2021
Pour en savoir plus
(1) Introduction aux bioraffineries et La bioraffinerie de Bazancourt-Pomacle [3], L'Actualité chimique n° 375-376 (2013) pp. 46-48 et. 49-55
(2) Les solvants biosourcés : opportunités et limitations [4], P. Marion et F. Jérôme, L’Actualité chimique n° 427-428 (2018) pp. 91-94
(3) L’évaluation des substances chimiques dans le cadre de la mise en œuvre de REACH [5], conférence et article de C. Gourlay-Francé, Colloque Chimie et expertise - santé et environnement (2015)
(4) Zoom sur le saccharose : de la betterave au sucre, [6] L. Amann, Mediachimie
(5) La chimie du vinaigre [7], R. Guelin, dossier pédagogique Mediachimie /Nathan
(6) La science et la technologie de l’alimentation vues par la chimie du bouillon [8], H. This, Colloque La chimie et l’alimentation (2010)
(7) Au menu de nos cousins : diversité, perception gustative et chimie des aliments des primates, [9] S.Krief et Cl.-M. Hladik, Colloque La chimie et l’alimentation (2010)
Liens:
[1] http://www.mediachimie.org/send-friend/3439/?ajax
[2] http://www.mediachimie.org/print/print/3439
[3] http://www.mediachimie.org/ressource/introduction-aux-bioraffineries
[4] http://www.mediachimie.org/ressource/les-solvants-biosourc%C3%A9s-opportunit%C3%A9s-et-limitations
[5] http://www.mediachimie.org/ressource/l%E2%80%99%C3%A9valuation-des-substances-chimiques-dans-le-cadre-de-la-mise-en-%C5%93uvre-de-reach
[6] http://www.mediachimie.org/ressource/zoom-sur-le-saccharose-de-la-betterave-au-sucre
[7] http://www.mediachimie.org/ressource/la-chimie-du-vinaigre
[8] http://www.mediachimie.org/ressource/la-science-et-la-technologie-de-lalimentation-vues-par-la-chimie-du-bouillon
[9] http://www.mediachimie.org/ressource/au-menu-de-nos-cousins-diversité-perception-gustative-et-chimie-des-aliments-des-primates